C’est dans un petit bistrot de Ménilmontant que j’ai eu le plaisir de bavarder avec le musicien Samy Thiébault, découvert il y a quelques jours lors d’un concert absolument magnifique. Un saxophoniste de grand talent qui consacre depuis plusieurs années sa vie au jazz. Une entrevue passionnante où il évoque sa philosophie et son regard sur la musique, ses voyages et son univers culturel.
Samy, tu es tombé un jour sur un disque de John Coltrane qui a tout changé… que s’est-il passé ?
Je faisais déjà du saxophone avant de connaître la musique de Coltrane. C’est mon père qui m’a initié à la musique et à cet instrument. Il était pianiste de Jazz amateur et son rêve à lui était d’être saxophoniste ! Plus jeune, il m’a inscrit à l’école de musique du village et lorsqu’on m’a mis un saxo entre les mains, j’ai tout de suite adoré ça ! J’ai débuté par le classique pendant 15 ans, ce n’est qu’à l’adolescence que j’ai véritablement commencé à pratiquer le Jazz et c’est finalement assez tard, vers 18/20 ans que j’ai découvert la musique de Coltrane, une révélation dans ma vie personnelle et musicale.
Connaissant ton intérêt pour la philosophie, j’ai sélectionné une phrase de Platon qui considérait la musique comme une science au même titre que l’Astronomie. “La musique place les âmes sous sa dépendance, elle décentre l’âme d’elle-même et l’a fait obéir au rythme et à l’harmonie”. Quel regard portes-tu sur la musique ?
Je m’y reconnais à 300% pour plusieurs raisons ! Pour Platon, les Arts et la musique représentent les Arts supérieurs et il y a quelque chose de très métaphysique, voire de spirituel dans la musique. Quand on parle de spiritualité on quitte la philosophie et le domaine des sciences. La musique est supérieure en ce sens où elle parle au corps et à l’âme directement. Je suis porté par cet élan, cette envie de partage, de communion avec le public, avec soi-même et avec le groupe, car il y a derrière un geste très puissant ! J’ai toujours été attiré par toutes formes d’Art, en amateur éclairé. C’est vraiment lorsque j’ai écouté Coltrane que je me suis dit que la musique était nettement plus puissante que les mots. Je mets à une place prépondérante la Musique dans les Arts, car dans la musique il n’y a pas de sens, pas de théorie, pas d’idée, mais seulement des sensations magnifiées par quelque chose de vivant et de mystique.
Les Grecs pensaient que la musique gouvernait l’équilibre de la Cité Antique, quelle place a la musique dans notre époque ?
De manière superficielle, je crois que l’on ne peut se passer de musique, c’est assez rare de trouver une personne qui n’aime ou n’écoute pas de musique. Pour moi, cela fait partie des besoins essentiels, on ne s’en rend pas vraiment compte et aujourd’hui le problème c’est que les gens pensent que c’est gratuit et qu’il ne faut pas payer pour ça, mais bon ça c’est un autre souci d’ordre sociétal… La musique ne résout rien mais elle exprime. Le Jazz, ce n’est pas une musique neutre, elle a été inventée par des prolétaires, des gens qui souffraient. J’établis un lien très fort entre le Jazz et le Hip Hop, car j’ai vraiment ce sentiment et cette conscience de faire une musique empruntée à des gens qui l’ont inventée dans des situations que moi je n’ai pas eu à vivre.
Quand je joue du Jazz, je sais que ce n’est pas innocent, c’est une musique politique en plus d’être spirituelle ! Dans l’album Rebirth je ne parle pas simplement de moi à travers l’album, je parle de l’Afrique de l’Ouest, du Maroc et du Venezuela, ce ne sont pas des idées politiques, mais plutôt une démarche !
D’un côté consubstantiel, je dirais que la musique fait partie des éléments sociaux de base. Lorsque j’étais au Conservatoire, il y avait un cours d’ethno-musicologie très intéressant. Un chercheur avait fait une étude dans un petit village des Pouilles en Italie, où tous les 15 août, le village célébrait à l’église la fête de la Vierge avec un choeur d’hommes. À chaque fois qu’ils chantaient ensemble, une “quintina” (une cinquième voix) apparaissait comme par magie et la croyance du village était de dire qu’il s’agissait de la Vierge. Après étude, le chercheur s’est rendu compte que ce sont les rapports harmoniques et les fréquences entre les 4 chants qui créaient la cinquième voix, c’est mathématique et très précis ! Mais il n’a pas voulu s’en tenir à ça, il a donc étudié le village et a observé qu’il était construit sur les mêmes rapports géométriques basés sur la même équation mathématique. Sa théorie était de démontrer que la musique était primaire à l’invention d’un groupe social et qu’elle régissait leur rapport. Et moi je crois fort en cela, rien que dans l’idée de cérémonie par exemple, on retrouve ce lien religieux ou tribal et il y a toujours la musique au milieu des traditions, des coutumes, et des danses.
Deux mots pour définir le Jazz ?
Je peux en choisir trois ? Etonnant, populaire et généreux !
Le Jazz a son propre langage, qui peut sembler complexe non ?
Le Jazz se saisit directement comme une peinture de Dali, un plat ou un vin. Au départ, tu reçois beaucoup d’informations et tu ne sais pas que derrière il y a toute une structure d’arômes, tu le goûtes et tu te dis ça me plaît ou pas, sans pouvoir l’expliquer. Je pense que dans les sociétés occidentales et européennes, on a eu une culture assez élitiste du Jazz qui a faussé l’écoute des gens. De part plusieurs choses, on a cloisonné le Jazz à une musique de “bourgeois”, du coup les gens n’en écoutent plus et à la place on leur sert du M. Pokora. Je prends cet exemple car j’en parlais avec un ami tout à l’heure…
Il suffit de regarder la variété aux Etats Unis. M. Pokora n’existerait même pas, la variété pour eux, c’est monstrueux, c’est Stevie Wonder ! En tournée au Venezuela, en Afrique ou avec de jeunes enfants, le Jazz reste de la musique et du rythme, c’est hyper évident pour eux et ils ne se posent pas la question de la structure. En Europe, on se retrouve face à une musique que l’on n’a plus l’habitude d’écouter, des filtres se mettent en place et les gens viennent au concert avec plus d’a priori, alors que c’est une musique populaire.
Le concert au Café de la Danse était absolument magnifique. Comment abordes-tu la scène ?
Le partage c’est le but, si ce n’est pas le cas, on rentre un peu déçu… C’est un partage à un haut niveau d’exigence. C’est facile de partager du M.Pokora pour reprendre encore l’exemple, un peu de production, quelques tatouages bien placés, une reprise de Claude François et les concerts sont pleins ! Mais arriver à partager quelque chose d’inédit où les gens vont rentrer chez eux en se disant qu’il s’est passé un moment fort, là c’est un plaisir immense…
J’espère que le Jazz reprendra sa place de musique populaire, c’est aussi mon but en tant que musicien. Ce ne sont que quelques gouttes, mais il n’y qu’à voir en concert, les gens sont là. Après, ça va aussi dépendre de l’accès et du prix des places.
Lorsque tu joues, quelle est l’émotion la plus présente ?
La jouissance, ce sentiment qui te dépasse et à la fois que tu contrôles, c’est très viscéral, pas chaotique, une sorte d’extase.
C’est important pour toi de toujours repousser les frontières artistiques et géographiques ?
Oui ! Et pour être franc, ça ne l’était pas il y a quelques années. Je crois que c’est normal, le Jazz est une musique de tradition orale, on a une période d’assimilation et de respect des maîtres. J’ai eu ma période d’imitation et fait des disques dans le respect de la tradition. Comme Dali qui connaissait par coeur Rembrandt, je pense que quand tu as fini de dessiner du Rembrandt et que tu t’es planté, de l’erreur va naître ton propre style, tes propres influences et là, le Jazz s’ouvre à tout.

Lors des tournées dans le monde, il y a-t-il une expérience qui t’a vraiment bouleversé ?
C’est difficile de choisir, chaque tournée est très, très forte et surtout avec ce groupe avec qui on se connaît intimement. Si je devais choisir, ce serait les tournées en Amérique du Sud. J’éprouve quelque chose de très profond avec ce continent, les gens, la musique et la folie créatrice qu’il y a là-bas me touchent beaucoup.
Et la création en France en termes de musique ?
Nous avons d’autres chances, on a accès à plein de choses incroyables, mais si on parle exclusivement de musique, je dirais que l’on a moins de musique populaire, moins de richesses et de mélanges. Si tu vas en Colombie ou au Venezuela, n’importe qui dans la rue chante et danse sur des rythmes incroyables. Ces pays ont une vraie culture musicale, mais c’est aussi lié au métissage très puissant dans leur racine. Mes tournées forment vraiment la matière de ce que je fais aujourd’hui. Je me souviens d’une émission Strip tease sur France 3 qui m’avait marqué. C’étaient deux personnes de Lille qui partaient au Sénégal et en hommage à leur venue, le village leur avait offert une danse traditionnelle africaine. Pour les remercier à leur tour, les deux personnes ont dansé “La danse des canards”… C’est un peu extrême, mais je trouve que c’est assez représentatif du niveau.
Y a-t-il une salle idéale pour le Jazz et comment le savoure-t-on ?
Je n’ai pas spécialement de salle, j’ai d’excellents souvenirs sur une place de marché comme au Café de la Danse, tout se passe sur la relation entre le public et les musiciens. J’adore la notion de danse dans ma musique, malgré que je suis un piètre danseur. Mais quand j’écoute Coltrane, j’ai une très forte danse intérieure ! Je ne vais pas nécessairement danser, sauf si j’ai picolé, ce qui peut aussi m’arriver !
L’improvisation, c’est 80% du Jazz ?
Oui à peu près, c’est trop frustrant sinon ! L’impro c’est un langage entre nous, c’est comme si nous avions appris à parler la même langue, on joue les mêmes accords et le thème est toujours en filigrane… La légende dit que la première impro de Jazz soit née un jour où Louis Amstrong enregistrait en studio, ces partitions sont tombées de son pupitre et à l’époque il utilisait des disques de cire et ne pouvait pas faire de deuxième prise. L’improvisation était née. Bien sûr c’est une légende, mais c’est une belle image, tu peux vraiment te balader autour du thème !
“La sagesse c’est d’avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue lorsqu’on les poursuit” (Oscar Wilde). Quels sont tes grands rêves, justement ?
Très bonne question, tu touches un point délicat, car je réfléchis en ce moment même à la suite et au prochain album qui viendra dans peu de temps. Si j’avais un grand rêve, ce serait d’être encore plus ouvert, d’aller encore plus loin, mais sans me trahir et rester honnête. C’est un équilibre difficile, il ne faut pas se répéter, s’éclairer de manière différente et en même temps ne pas faire n’importe quoi…
Ta philosophie du jour ?
Que Mélanchon prenne le pouvoir !
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