Les lectures de Rodolphe

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Ce reporter, qui écrit aussi bien qu’il photographie, a connu bien des pays et rencontré beaucoup de visages. Ce spécialiste des bistrots et cafés, petits ou grands, est aussi un «œil» comme on dit dans le métier des faiseurs d’images : il sait fixer le moment fugitif, respirer l’atmosphère d’un lieu et converser avec l’autre, qu’il consulte comme un livre en ayant soin de l’écouter avec attention et respect. 

Cet écrivain talentueux vient de livrer aux éditions des ateliers Henry Dougier, deux opus aussi intéressants que savoureux, l’un sur une patronne de bistro mancelle, la mère Lapipe, l’autre évoquant Francis, un artisan mayennais amoureux du bois. 

Au café du Coin, chez Jeanine, dite « la mère Lapipe », on est bien reçu à condition d’être correct. Là, on ne la ramène pas pour ne rien dire et la sincérité du propos sera toujours bien accueillie. 

Le café du Coin est le siège d’une tribu dont la mère Lapipe est la grande prêtresse. Pas de curiosité déplacée ici, sinon le contrevenant sera remis en place par la patronne. On « est ce qu’on est » chez Lapipe, un point c’est tout. Parfois les soirées finissent tard et la convivialité serait presque à couper au couteau. On cause, on boit, on partage, on « socialise » comme on dit dans les beaux quartiers.  Chez Jeanine , « la pétasse » ou « l’autre con là » ont une toute autre saveur, presque amicale. Par contre elle n’aime pas les gens « inintéressants », et elle en a croisé depuis ses trente-quatre ans de présence au Coin.

Chez Lapipe on n’’a pas refait la déco depuis l’ouverture, en 1985. Des posters de Johnny défraîchis trahissent la passion de la patronne pour son fabuleux rocker espéré comme le messie lorsqu’il venait chanter au Mans. Mais le héros à moto n’est jamais venu chez Lapipe. Un oubli certainement, sinon une erreur. Le bistro de la mère Lapipe fermera tôt ou tard, ne sera pas remplacé et les clients survivants pourront dire à leurs petits enfants « dans le temps… chez la mère Lapipe… » 

Grâce à Pierrick Bourgault il restera ce livre pour témoigner de ce lieu débordant d’humanité et de fantaisie, et c’est une très bonne chose. 

Pas de nostalgie déplacée ici, mais le constat amer et intéressant de la déroute d’un milieu, qui fut bien dur à vivre, parfois, mais ou la sociabilité n’avait pas besoin d’être décrétée. La solidarité poussait les travailleurs à se donner des coups de main, parfois pour aiguiser un outil ou scier un cercueil trop long au cimetière (!). La connaissance parfaite du matériau bois, l’utilisation des outils longuement apprivoisés par des mains expertes ne pouvaient donner que des objets, grands ou petits, d’une solidité à toute épreuve. 

Tout en grignotant des gâteaux secs et buvant du café, Francis, 96 ans, a raconté sa vie d’artisan à Pierrick, et c’est tout simplement passionnant. L’envie nous prendrait presque de manier la scie et la varlope en compagnie de Francis, un homme « de métier », presque un sage des campagnes, qui sait que le travail bien fait est une récompense pour le travailleur, un baume pour l’âme. 

L’âme, c’est sûrement ce qui caractérise l’œuvre de Pierrick Bourgault, reporter d’un quotidien simple où perce toujours un supplément d’humanité.  

Pierrick Bourgault : La Mère Lapipe dans son bistrot, récit ; Francis l’artisan du bois, récit, ateliers Henry Dougier, collection une vie, une voix, chaque volume 14 euros.

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Historien, auteur de nouvelles, conférencier, rédacteur au Journal Le Chat Noir, on me présente souvent comme le spécialiste de Paris secret et insolite, rappelant en cela mon livre éponyme. C’est un peu vrai mais Paris dans son ensemble me passionne depuis toujours. La ville d’hier et d’aujourd’hui, ses multiples histoires et faits divers occupent mon quotidien. Incorrigible piéton, je parcours les rues parisiennes en tous sens, et mes découvertes sont nombreuses. Qu’elles soient théâtrales, littéraires, gastronomiques, les surprises sont souvent au rendez-vous, et c’est un plaisir de les partager.

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