Vertiges de l’amour
Il est des œuvres qui ne laisse personne indifférent. L’Ecume des jours est de celles-ci. Roman culte, il est autant conspué qu’adulé et rares sont les adaptations à avoir réussi à en retranscrire la douce folie et l’amour fou entre ses deux jeunes protagonistes, Colin et Chloé. Celle de la compagnie des Joues Rouges, actuellement au Lucernaire, y parvient haut-la-main. Boris Vian aurait été plus que fier et peut-être même intimidé devant tant d’inventivité !
On a tous des souvenirs précis de notre première lecture de L’Ecume des jours. Sur les bancs de l’école, peut-être. Pendant l’adolescence, certainement. Ou plus tard, lors des premières amours. Ou alors, tout le monde a au moins entendu parler de cette histoire d’amour tragique entre le jeune et rentier Colin, qui rêve de tomber amoureux et la douce Chloé, sa moitié évidente, tombant malade et succombant à un nénuphar à la poitrine. Impossible d’oublier l’adulation de Chick, le meilleur ami de Colin, pour le philosophe Jean-Sol Partre, du pianocktail, du docteur fou Mangemanche et de la musique jazz qui émane de chacune des pages de ce court, mais si dense roman.
Sous son apparente naïveté, se cachent des thématiques plutôt difficiles. Ici, l’amour est forcément tragique : Colin perd Chloé et en meurt de chagrin. Chick se fait engloutir pour sa passion pour Partre et en perd celle qu’il aime. Cette dernière, Alise, en vient à assassiner Partre pour lui avoir gâché son idylle. Seuls vivent (à peu près) heureux Nicolas et Isis, pour avoir préféré le plaisir charnel à l’amour spirituel. Tous ces jeunes gens, si purs, si beaux, si pleins de vie, ne sont que des pantins voués à la perdition. Difficile, pourtant, de rendre palpable tout l’univers créé par Vian. Beaucoup s’y sont essayé, sans succès. Même Michel Gondry a échoué avec son adaptation ciné à gros budget, avec Audrey Tautou et Romain Duris, en Colin et Chloé bien loin de l’insouciance des jeunes gens entrant dans la vie avec des yeux pleins d’espoir et le coeur gonflé vers un avenir qu’ils croyaient radieux. Mais la compagnie des Joues Rouges, elle, a tout compris.
Déjà parce que les comédiens ont peu ou prou, l’âge de leurs personnages. Colin et Chloé semblent enfin se matérialiser des pages de Boris Vian. Ils n’auraient pu être différents de ceux qui les incarnent. Tout le reste est à l’avenant, grâce à une mise en scène inventive (la scène de rencontre entre les deux futurs amants, aussi virevoltante et foutraque qu’un film de Baz Luhrmann, ou encore la scène de mariage où les prémices de la mort se font déjà entrevoir). Une mise en scène qui se nourrit du détail. Les costumes, les accessoires (le pianocktail existe bel et bien !, les monceaux de fleurs qui engloutissent Chloé), rien n’est laissé au hasard. Les neuf artistes se donnent sans compter, passent du rire aux larmes sans transition, à mesure que la comédie romantique se fait drame inéluctable.
Ça chante (des titres de Vian lui-même, tombant à chaque fois fort à propos), ça danse (notamment sur du Duke Ellington), ça joue (tous extrêmement bien, mentions spéciales au trio Colin-Chloé-Nicolas, interprétés respectivement ce soir-là par Ethan Oliel, Lou Tilly et Stéphane Piller) et ça respecte surtout l’oeuvre de Boris Vian, avec un infini respect et une joie communicative. Que l’on aime ou non le roman, impossible de ne pas applaudir ce spectacle qui confirme que la valeur n’attend point le nombre des années.
L’Ecume des jours, au Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs 75014 Paris, jusqu’au 16 octobre, du mardi au samedi à 19h et le dimanche à 16h.
