
Le Jeune homme et la Mort
Jusqu’au 10 décembre, le théâtre de l’Aquarium propose une version scénique du chef d’œuvre de Tony Kushner, Angels in America. Une mise en scène impressionnante et baroque pour un sujet encore d’actualité, le sida, qui punit l’amour par la mort…
Au commencement était le verbe. Celui de Tony Kushner qui, en 1991, écrit Angels in America : a gay fantasia on national themes, pièce en deux parties qui reçut un Prix Pulitzer et deux Tony Awards. Puis, vint le temps de l’image, avec une mini-série du même nom, interprétée notamment par Meryl Streep et Al Pacino. Puis l’ère de la voix, avec un opéra avec Barbara Hendricks. Désormais, c’est un spectacle français, actuellement joué à la Cartoucherie, au théâtre de l’Aquarium.

Surtout, n’ayez pas peur de la durée globale de la pièce. 4h30, avec un entracte de 30 minutes. D’une part, vous pourrez voir les deux parties de manière indépendante et d’autre part, les 4h30 s’écoulent en une fraction de seconde, ou presque. Certes, il y a de quoi être désarçonné de prime abord. Nous sommes de retour en 1985 (quelques anachronismes mis à part comme l’utilisation de téléphones portables ou tablettes numériques), pendant les années Reagan. Une grande salle d’attente d’hôpital, froide et impersonnelle, qui se mue en salon ou en bureau, c’est selon. Sur le côté, un distributeur de boissons, de friandises ou de médicaments. C’est selon également. Au fond, une pièce vitrée où apparaissent toutes les fantasmagories des personnages.

La fiction se mêle à la réalité. On retrouve l’avocat qui fit trembler tout New York, Roy Cohn, hétérosexuel qui a des hommes pour amants. Ici, il est une version fantasmée de lui-même par l’auteur, qui lui affuble du fantôme d’Ethel Rosenberg qu’il contribua à exécuter. A son tour désormais de rire de ses malheurs, comme une hyène aux abois, guettant la mort de son tortionnaire. Car il est atteint du sida. Maladie honteuse que le ténor des barreaux transformera en cancer du foie, comme il a toujours trompé son monde. A ses côtés, une galerie de personnages bien fictifs eux, mais qui auraient pu tout aussi bien exister. Qui existent peut-être, d’ailleurs. Prior, jeune homme qui a trop brûlé sa vie, qui se consume lui aussi de ce nouveau mal du siècle. Louis, son compagnon, qui l’abandonne car il n’a pas la force d’assumer la mort prochaine de celui qu’il aime. Joseph, avocat Mormon, républicain et homosexuel qui cache son attirance masculine à sa femme, Harper, qui elle, se perd dans les comprimés de Valium. Navigant entre les uns et les autres, Belize, noir, infirmier et drag queen à ses heures perdues.

Et tous de s’aimer, se perdre, se battre, danser ensemble et se séparer, se déchirer et se réconcilier. Avec musique, force et fracas, tant le silence est absent de leurs tourments. À eux de trouver des consolations là où ils le peuvent : paradis artificiels ou cieux imaginaires, sexe et débauche ou au contraire, pénitence. Et la mise en scène de se faire au diapason de ce mouvement des corps blessés. Elle donne l’impression de se glisser dans un train fantôme ou mieux encore, dans des montagnes russes. Les montées d’adrénaline, vertigineuses (cette pluie de balles de ping pong, ces fumigènes crachés par la scène) se succèdent aux descentes lestées (des moments de flottement où l’on ne sait plus où l’on se trouve, entre rêve et réalité, comme cette longue scène de l’Ange qui apparaît à Prior, choisi dans ses délires oniriques pour prophète). Aurélie Van Den Daele a su ainsi donner rythme et pesanteur à cette pièce qui semble impossible à monter sur le papier. Trop de temporalités différentes, trop de lieux (jusqu’en Antarctique !), trop de personnages (certains étant joués par la même comédienne, quel que soit le genre, volonté expresse de l’auteur). Un peu trop de trop qui peut parfois confiner à l’overdose.

Les comédiens sont tous excellents (mentions spéciales à Alexandre Le Nours, Pascal Neyron et Julie Le Lagadec). Ils ont remisé leur pudeur dans les coulisses. Ils ne craignent pas de se mettre à nu dans tous les sens du terme, corps et âme. Ils ne redoutent pas le ridicule, la honte et à aucun moment, ne jugent les choix et les actes de leurs personnages. Ils les suivent à la vie à la mort, plutôt qu’ils ne les guident. Et nous d’en faire autant…
Angels in America, jusqu’au 10 décembre.
Tarifs de 24 à 30 euros.
Théâtre de l’Aquarium
2 route du Champ de Manoeuvre
75012 Paris
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