La bal(l)ade de Jimmy
Sur la scène du théâtre du Rond-Point, une voiture bleue conduite Jimmy, alias Philippe Torreton, chauffeur de taxi à la mélancolie lancinante. Il roule toute la nuit avec pour but de revoir son épouse Clare, pour laquelle il a un cadeau aussi troublant que déchirant. Comme ce spectacle, Bluebird, signé Simon Stephens.
Il y a dans le théâtre de Simon Stephens, à qui on doit notamment Le Bizarre incident du chien pendant la nuit, des personnages atypiques, trop grands pour la vie, au coeur qui déborde pour se déverser en une sorte de mélancolie doucereuse. C’est le cas ici de Jimmy, chauffeur de taxi qui roule de nuit dans les rues de Londres, inlassablement et qui ne se dépare jamais de sa bonhommie trop tranquille pour être honnête. Tous ses clients (qu’il appelle des charges) lui confient leurs secrets les plus intimes, leurs petits riens et leurs grands tout et il encaisse sans broncher ou en tentant de les aiguiller dans une autre direction, une autre voie. Il y a là un jeune homme aux blagues Carambar qui dissimulent un mal être, un plus âgé qui retourne sur les lieux du drame où sa fille s’est faite assassiner, une prostituée désenchantée, une institutrice dépassée par les événements et son goût pour la boisson, un videur de night club qui en veut à la Terre entière… A toutes et tous, il confie avec parcimonie des éléments de sa vie, qu’il noie sous un océan de mensonges ou de non-dits.

Car Jimmy sait rester mystérieux pendant que ses charges se déchargent. Lui, ce qu’il attend, c’est de retrouver Clare, son épouse qu’il n’a plus vue depuis cinq ans, depuis un drame dont il ne s’est toujours pas remis. Un face à face aussi poignant qu’imprévisible et qui clôt une pièce sur le pardon et la rémission avec pertes et fracas, mais aussi, une indéniable douceur pour envelopper la douleur.

Pour magnifier cette balade nocturne en voiture (belle et bien présente sur le plateau, héroïne à part entière), Claire Devers a installé une mise en scène très cinématographique, avec écrans géants projetant des images de l’intérieur du véhicule, afin d’avoir les conversations qui s’y déroulent à la fois de face et de dos, pour ne pas perdre une miette de cette intimité qui résonne de manière universelle. Et tous ces êtres désincarnés retrouvent un semblant d’humanité grâce à Jimmy, ange gardien aux traits burinés d’avoir trop souffert et qui s’interdit de se répandre pour donner place à ses clients qui en ont davantage besoin. Si certains choix peuvent être surprenants (des images qui défilent indiquant le mouvement du taxi quand les personnages sont debout et stoïques), ils paraissent accessoires compte-tenu de la qualité d’interprétation. Philippe Torreton, que l’on n’avait plus vu aussi effacé et sobre et pourtant totalement présent depuis longtemps, mais aussi les quatre autres comédiens qui l’entourent pour le diriger vers le pardon tant espéré. Le tout, au rythme d’une bande son où se croisent Muse et les Pretenders. On ne sort pas de Bluebird plus heureux, mais avec une certaine foi en l’humanité. Ce qui n’est pas rien.
Bluebird, au théâtre du Rond-Point, du mardi au samedi 20h30 et le dimanche à 15h30, jusqu’au 4 mars 2019.