Un chef-d’oeuvre complet !
Au 17 avenue de Versailles à Paris et sous l’Occupation allemande a lieu un dîner d’anniversaire chez les Pélissier. Celui de la maîtresse des lieux, Sophie. Toute la pièce se déroule dans leur salon, situé au-dessus de la librairie de Victor. Ni les hôtes, ni leurs convives ne se doutent du défi qui les attend : désigner parmi eux trois otages à la suite d’un attentat perpétré sur le pas de la porte de la librairie pendant le dîner.
Une vitrine privilégiée de la comédie humaine
L’âme humaine et les faux-semblants sont taquinés avec sympathie et profondeur à la fois. A l’instar de Huis clos de Jean-Paul Sartre et de Douze hommes en colère de Reginald Rose, les situations d’enfermement et de promiscuité font sortir les caractères de chacun.e et sont les repoussoirs de leurs aspérités les mieux gardées. Sobre, dense et puissant à la fois, le texte non dénué d’humour noir écrit en 1960 par l’Arménien Vahé Katcha, décédé il y a quelques mois, avait inspiré le film du même nom de Christian-Jaque, sorti en 1964. L’œuvre écrite a été adaptée au théâtre avec talent par Julien Sibre.
Si l’intrigue de cette pièce est inscrite dans l’Histoire, sa mise en lumière de la psyché humaine la rend atemporelle et chantre de la comédie humaine, puisque les mêmes travers ne cessent de se répéter à travers les âges. Les contemporains des premiers êtres humains sont donc les mêmes que les nôtres.
Plusieurs camps se forment au long de la soirée entre ceux qui restent fidèle à leurs convictions et les autres qui n’en ont pas. Parmi les irréductibles, Françoise la veuve et Pierre l’aveugle. La remarquable prestation de Jérémy Prévost, en alternance avec Alexis Victor qui l’incarnent, étonnant de vérité tout au long de la représentation jusqu’au salut des artistes, où l’on est presque surpris d’échanger un regard avec lui.

Le docteur Jean-Paul (Cyril Aubin et Sébastien Desjours en alternance) qui soutient avoir soigné des juifs est-il si magnanime que cela ? Les personnages oscillent entre la recherche de solution par l’action et l’attentisme, voire la dénonciation ou le mensonge. Certains rejettent leur responsabilité sur l’autre, en le laissant se positionner à leur place, pour mieux lui tomber dessus par la suite.
Le jeu des comédiens est juste. Jochen Hägele est plus que convaincant en commandant Kaubach. L’époque est à la débrouille, qu’elle soit par les petits arrangements de notes de Vincent (Benjamin Egner), le charismatique professeur de philosophie au lycée Janson de Sailly, pour obtenir des produits rares, ou par l’incroyable livraison de produits de luxe du truculent André, commerçant incarné par Thierry Frémont, semble souvent mener la pièce avec force déploiement de techniques de négociation.

Un chef-d’œuvre visuel trois fois moliérisé : meilleur spectacle privé, meilleure mise en scène et meilleure adaptation.
La mise en scène de Julien Sibre est très esthétique et intelligente. Jérôme Hédin y a mêlé habilement musique contemporaine de l’époque en question et son électro,
Les costumes de Mélisande de Serres mettent en valeur chacun des comédiens et s’accordent à merveille avec les tons et matières du salon bourgeois des Pélissier (scénographie de Camille Duchemin).
Ce spectacle est l’occasion de se détendre, d’avoir quelques frissons mais aussi de réfléchir aux recoins de la nature humaine pas toujours recommandables. Par des arrêts sur image et ses jeux de lumières, Jean-François Domingues sculpte nos côtés les plus sombres lorsque l’on est mis au pied du mur.
La vidéo, utilisée avec finesse, est tour à tour élément de décor ouvrant sur l’extérieur, tour à tour révélatrice de ce qui est invisible aux protagonistes. Ces deux éléments sont figurés sous forme de dessins animés en grisailles, donnant une unité et une sobriété à des scènes qui suggèrent les drames qui se déroulent avant que leurs conséquences ne fassent irruption parmi les convives.

Pour parfaire ce chef-d’oeuvre : un clin d’oeil à l’émancipation féminine. Deux types de femme s’y côtoient : l’épouse plutôt soumise et la veuve forte même si un bel éclat jaillit de Sophie, que nous vous laissons découvrir.
