Rodolphe Trouilleux -qui vient de rejoindre le blog Fille de Paname- et dont vous avez pu découvrir l’écriture tous les jours dans son : « Journal d’un vieux confiné » nous fait part de cette nouvelle. Pour remonter le temps, celui d’une lecture.
Rodolphe Trouilleux Historien, auteur de nouvelles, conférencier, rédacteur au Journal Le Chat Noir, on me présente souvent comme le spécialiste de Paris secret et insolite, rappelant en cela mon livre éponyme. C’est un peu vrai mais Paris dans son ensemble me passionne depuis toujours. La ville d’hier et d’aujourd’hui, ses multiples histoires et faits divers occupent mon quotidien. Incorrigible piéton, je parcours les rues parisiennes en tous sens, et mes découvertes sont nombreuses. Qu’elles soient théâtrales, littéraires, gastronomiques, etc, les surprises sont souvent au rendez-vous et c’est un plaisir de les partager.
Chère Eudoxie…
Sophie caressait doucement le tissu de la robe qu’elle revêtirait ce soir. C’était une soie douce et onctueuse, légère comme un papillon. Elle aimait beaucoup cette sensation, ce frissonnement délicat de l’étoffe sous les doigts. Portant la robe vers sa joue, elle sourit, heureuse et détendue, puis soupira d’aise :
– Il faut que je mette tous les atouts de mon côté, c’est un moment important de mon existence !
Elle avait à peine formulé cette phrase que son accompagnatrice Tatiana, assise dans un coin de la chambre, ne put s’empêcher de faire rouler un juron en russe, avant de continuer, dans un invraisemblable roulement de R :
– Vous êtes une petite écerrrrrvelée. Un pareil rendez-vous pour une fille de votrrrre âge et de votrrrre condition, c’est de la folie !
– Tatiana vous serez toujours une invraisemblable duègne. Que voulez-vous donc qu’il m’arrive ? J’ai vingt-cinq ans depuis hier et je suis assez forte pour me défendre. Et puis vous m’accompagnerez, comme toujours.
– Oui, je vous conduirrrai dans ce lieu de perdition, dans cet infâme quarrrrtier des Batignolles, au Père de la bouteille, de la chopine, euh…
– Mais non : au Père Lathuille ! Dans ce fameux cabaret fréquenté par l’avant-garde de la littérature et de la peinture. Zola, le grand Zola y est venu souvent, vous-vous rendez compte ? Rappelez-vous de ce merveilleux roman que vous m’avez lu il y a quelques mois à peine : La faute de l’Abbé Mouret ! Quelle merveille ! Eh bien, il est de Zola…
– Une œuvre impie…écrite pas un cochon !
Tatiana avait prononcé ces dernières paroles en serrant les poings, songeant à tous ces diables d’écrivains « naturalistes », comme Zola ou ces fielleux Goncourt.
Sophie lissa sa longue chevelure rousse et tendit la brosse en direction de son interlocutrice, qui se leva en soupirant, puis en un tour de main, fit à Sophie une merveilleuse coiffure toute charpentée d’épingles. Elle contempla son travail dans la glace de la coiffeuse.
Sophie souriait, belle comme un soleil.
L’astre, justement, inondait Paris d’une douce lumière de fin de saison. Par la fenêtre ouverte, les bruits de la ville montaient : les trots réguliers des chevaux, le puissant cri du « vvvvviiiiiiitttttrier ! » qui remontait la rue, le dos chargé de carreaux neufs et brillants, et les chaudières des bateaux mouches qui, dans un « tcheu, tcheu » régulier, voguaient le long de la Seine.
Sophie se leva, fit tomber sa chemise de nuit, et attendit qu’on l’habillât, silencieusement, superbe dans la nudité de sa jeunesse.
Après le repas, qu’elle prit seule – ses parents étaient partis aux eaux, à Vichy – Sophie fit une promenade au champ de Mars. Tatiana, accrochée à son bras, semblait être de meilleure humeur. L’air sentait bon, les cailloux de l’allée crissaient finement sous les bottines. Tout en avançant, Sophie piquetait le sol de la pointe de son ombrelle. Elle ne voulait pas le montrer, mais elle était terriblement excitée. Quelle formidable aventure !

Un mois auparavant, jour pour jour, était parvenue de la Sarthe, aux parents de Sophie, une lettre cachetée. C’était naturellement Paul, le frère d’Eudoxie, qui envoyait à sa sœur ce billet déconcertant :
Ma chère sœur,
Pour une fois, je ne commencerai pas cette lettre par l’inventaire des bonnes et mauvaises nouvelles touchant de près ou de loin notre famille et le château qui l’abrite. Tout va bien : nous vieillissons et notre baraque aussi, à la seule différence qu’elle était là avant nous et que, grâce à l’argent que j’engouffre dans son entretien, elle se portera comme un charme après notre mort. Enfin, c’est un détail, j’ai hérité du bébé, il faut bien que je le nourrisse.
Ton imbécile de mari n’en rate pas une : il nous a adressé – c’était bien aimable de sa part – un genre de maquignon parisien encore plus roublard que nos paysans sarthois. Il nous a acheté cinq chevaux à très bon prix – pour lui – et je ne souhaite pas vraiment qu’Amédée – ce beau-frère désœuvré à qui je serre tout de même la main – renouvelle ce type de recommandation. Grâce à lui, je me suis fait avoir dans les grandes largeurs.
Mais arrêtons là les viles attaques familiales et parlons justement de nous, enfin, de vous, enfin, de nos enfants.
Tu sais que Lucien, mon grand dégingandé de fils et brillant sous-officier, ne nous a encore présenté personne. A mon humble – mais autorisé – avis, mon grand maigre est encore puceau. Pardonne, chère Eudoxie, cette facilité de langage, mais je vous pas comment dire cela autrement. A trente ans passés, on n’est plus vierge ou alors c’est faire une offense à la mère de notre Seigneur…
J’ai cru aussi pendant un temps, que notre Amédée avait un penchant pour Cupidon… à l’envers. Mais il n’en est rien, ses camarades de l’armée me l’ont assuré, dont le fils Courtois, qui connaît bien le sujet. C’est un garçon charmant qu’il faut voir en ville, en veste claire et canne à pommeau d’or. S’il revêtait une robe et portait un faux cul, il serait une belle jeune fille…
Mais je m’égare…
Bref, comme nous ne savons que dire et que faire, nous avons, Marie Françoise et moi-même, toujours évité ce sujet en parlant avec Amédée.
Tu nous a envoyé récemment de belle photographies de Sophie collées sur carton à tranches dorées. Ma nièce est une véritable beauté, quelle classe, quelle grâce ! Tout le portrait de sa mère…
J’avais posé les deux photos sur mon bureau, pensant les glisser dans l’album de famille un peu plus tard, quand je me suis aperçu, deux jours après, qu’il en manquait une. J’ai tout de suite accusé notre bonne d’avoir fait, une fois de plus, un ménage un peu sévère, mais elle a nié, en pleurant avec son accent de la Ferté Bernard : « C’est po moua msieur, je l’ju ».
Pauvre Zéphirine… Heureusement, mon fiston l’adore, et il n’aime pas l’injustice. Juste après, il est entré dans mon bureau, l’air penaud, pour m’avouer qu’il était à l’origine de la disparition.
Il sortit la photo de Sophie de la poche intérieure de son portefeuille et me la tendit en rougissant comme un malheureux
– Voilà père…
Il s’assit avant même que le lui propose et commença à se tourner les mains. J’étais à la fois sidéré et déconcerté. J’ouvris la bouche pour parler mais il sortit, en lieu et place d’une quelconque parole, un gargouillis incompréhensible.
J’étais aussi embarrassé que mon fils. Je m’installais à ses côtés devant le bureau. Ce fut lui qui risqua quelques mots :
– Heu, il s’agit bien de Sophie, n’est-ce pas ?
– Oui, ta cousine, elle a bien grandi, c’est une jolie femme…
– Oh oui !
Lucien avait jeté cette confirmation dans un curieux haut le corps, véritable cri du cœur. Gêné, il devint encore plus cramoisi. Après un long silence il risqua :
– Elle habite toujours à Paris ?
– Bien sûr, chez ta tante Eudoxie. Elle serait ravie de te revoir…
– Et ma cousine aussi ?
– Oui, si l’on peut dire. Tu te souviens d’elle ?
– Très peu. De toute façon, quand nous avons quitté la capitale, c’était encore un bébé…
Notre conversation roulerait encore si je n’avais pas précipité la suite.
Pour résumer, je te dirai que Lucien souhaite rencontrer sa cousine, à Paris, en dehors de toute présence familiale – je sais ce que tu penses ! – mais mon garçon est si timide qu’il ne veut absolument pas voir Sophie accompagnée de qui que ce soit, y compris de son accompagnatrice cosaque.
Tu ne peux pas savoir à quel point nous sommes heureux ! Que Lucien se décide enfin à venir à Paris, seul ! Quelle aventure !
Si tu le veux bien, nous le mettrons au train un jour prochain à dix heures. Votre cocher pourra certainement venir le chercher à son arrivée !
Oui ? Tu es formidable !
Reçois mille baisers fraternels.
Paul
P.s. : J’ai pensé à un endroit charmant pour cette rencontre : le Père Lathuille aux Batignolles. J’y ai passé de belles heures dans ma jeunesse. C’est très chic et verdoyant… Et puis ne t’inquiète pas pour les suites de cette entrevue, mon fils est un peu sot mais c’est un garçon pétri de bonnes manières.
Eudoxie avait lu deux fois cette lettre en riant. Décidément son Paul de frère ne changerait pas !
Sophie fut aussitôt informée de cette visite impromptue. Rencontrer son cousin Lucien ? A Paris ?
– Il paraît qu’il te trouve ravissante. Il a bon goût cet homme.
– Et lui ? Tu l’as déjà vu ?
– Oui, mais il y a plus de vingt ans, je ne peux rien t’en dire ! C’était alors un petit garçon. Il a dû tellement changer…
Alors qu’elle paraissait si contente, Sophie se renfrogna soudain :
– C’est bien joli tout ça, il a vu ma photo mais quand je serais devant lui, il fera comme tous ces garçons que tu m’as présentés : il repartira déçu et je n’entendrai plus jamais parler de lui.
Eudoxie fut un peu gênée. Comme sa fille elle redoutait cette réaction mais elle rassembla tout l’optimisme qu’elle avait en elle, et lança :
– La situation est un peu différente. Lucien est ton cousin germain, il n’a rien d’un étranger.
Le temps passa, une date fut retenue, puis le fameux jour arriva enfin.
Sophie était fin prête : sa robe de soie épousait agréablement la moindre de ses formes, le corset était un peu lâche et c’était aussi bien car la jeune fille, très mince, aurait pu se passer de ce genre de lingerie.
Yvonne, la coiffeuse venue de la rue Saint-Dominique, termina son œuvre en fixant à l’aide de deux épingles croisées le superbe chapeau de Sophie :
– Tu te rends compte Yvonne, un chapeau de chez Guillemot, quelle merveille !
Et l’ouvrière, un peu jalouse, admirait en effet ce chef-d’œuvre de paille d’Italie mauve. Après tout, elle était contente de la joie manifestée par Sophie, une cliente, bien sûr, mais aussi une amie de son âge… Qu’elle trouvait trop solitaire.
Yvonne, après avoir remercié la mère de Sophie pour son pourboire si généreux, renferma son petit matériel dans sa valisette puis partit en souhaitant une très bonne soirée à Sophie.
– Merci Yvonne, à bientôt, et portes-toi bien !
Quand Eudoxie fut seule avec sa fille, elle passa derrière elle puis, d’un geste :
– Ne bouge pas…
Sophie se raidit quelque peu, quand elle sentit un contact un peu lourd autour de son cou. Sa mère lui dit alors :
– Surtout ne touche à rien, tu pourrais détacher les perles !
– Quoi ? Tu me prêtes le collier de grand-mère ?
– C’est le moment ou jamais, ma fille, de mettre en valeur ta beauté.
La jeune fille put enfin frôler de ses doigts, le « six rangs » offert à sa grand-mère Bénédicte par l’impératrice Eugénie, une merveille éblouissante.
Et fouette cocher ! Le fiacre remonta l’avenue du Bois au galop, tourna à l’Etoile, et se dirigea vers Monceau.
Assises face à face, les deux voyageuses étaient silencieuses. Quand le sapin s’engagea boulevard des Batignolles, Sophie dit à Tatiana :
– Donc nous faisons comme convenu : tu m’accompagnes chez Lathuille, tu m’installes et tu me laisses !
– Moi, complice d’un pareil rendez-vous, mais quelle horreurrrrrr !
La servante russe achevait de rouler un dernier r quand le fiacre s’immobilisa.
– On y est les petites dames !
Le cocher fut prié d’attendre le retour de Tatiana pendant que Sophie, avec mille précautions, descendait du marchepied. Une petite marchande de violettes qui passait juste à côté, fut interpellée par la jeune fille :
– Comme ça sent bon ! Tu m’en prends, dis, Tatiana ?
La vieille descendante des steppes donna trois sous à la fillette puis accrocha le petit bouquet violet au réticule de Sophie.
– Nous avons rrrrrretenu…
Le maître d’hôtel, vieil homme compassé à favoris conduisit les deux femmes dans un cabinet particulier capitonné de velours grenat. Une glace recouvrait le fond de la petite pièce.
Sophie s’installa confortablement dans la banquette.
– Tu peux me laisser, maintenant.
Tatiana se raidit un peu, serra imperceptiblement le poignet de la jeune fille, et s’éloigna. Bouleversée par l’aventure, elle faillit oublier le fiacre.
– Mademoiselle désire prendre quelque chose ?
– Oui, une eau sucrée, merci monsieur.
Sophie dégustait sa boisson à petites gorgées en écoutant le brouhaha qui parvenait à ses oreilles, le cliquetis des couverts, des bruits de pas pressés et celui de bouchons sautant régulièrement… Des rires de femmes un peu grises fusaient, la grosse voix d’un monsieur et des odeurs de figue, de ris de veau, de poulet grillé et d’artichaut sollicitaient les narines de la demoiselle.
Des pas précipités l’avertirent que son hôte approchait. Sophie tourna la tête, sourit et entendit une voix suave lui dire :
Chère cousine, pardon pour cette attente impardonnable !
Le jeune homme s’était précipité, avait saisi la main de Sophie, s’était légèrement incliné.
Et c’est en se redressant qu’il vit… Qu’il comprit toutes les recommandations de son père…
Sophie devina l’embarras du jeune homme, et dit aussitôt :
– Eh oui, mon cousin, je ne vois pas… La nature n’a pas voulu me donner des yeux.
– Mais mon Dieu, chère Sophie, qu’il a été généreux avec le reste !
Elle rit de ces mots révélant le trouble du jeune homme.
Ils commandèrent du champagne.
Ils s’enivrèrent.
La porte fermée du cabinet particulier empêcha toute indiscrétion pourtant, moi je sais que, ce soir-là, des lèvres effleurèrent un poignet avant de s’aventurer sur la joue très douce d’une jeune aveugle ravissante.
Des serments s’échangèrent, des promesses aussi, jamais tenues ensuite.
Le 26 mai 1903, il faisait un temps magnifique à Passy quand Sophie, sans hésiter le moins du monde, prononça un oui et passa l’anneau à Lucien [1].
Un soupir, un regard, un mot de votre bouche, voilà l’ambition d’un cœur comme le mien.
Bérénice – Racine
[1] Mobilisé en 1914, Lucien se perdit au fond des Dardanelles, un vilain dimanche de juillet. Depuis, les descendants de Sophie, réunis chaque année à la date anniversaire de sa mort, continuent d’honorer la mémoire de l’ancêtre en déposant un petit bouquet de violettes sur sa tombe. Sophie H. de L. s’est éteinte en 1979 après une vie bien remplie, consacrée à aider les mal voyant. (Merci à madame H. de L. petite fille de Sophie, d’avoir bien voulu me confier l’histoire de sa grand-mère).