Là-bas, de l’autre côté de l’eau est une fresque flamboyante revenant sur la guerre d’Algérie sans prendre parti. Elle brise le silence d’une omerta permanente, autant du côté français qu’algérien, pour livrer un double témoignage bouleversant autour d’un triangle amoureux à l’issue tragique. Sans doute le plus beau spectacle de cette rentrée théâtrale.
Près de soixante ans après la signature des accords d’Evian, la guerre d’Algérie continue de faire parler d’elle. Et pourtant, tout le monde se tait dès qu’il s’agit de rentrer dans les détails, entre Pieds noirs déracinés, attentats commis par le FLN, exactions de l’armée française, Harkis considérés par des traitres dans leur pays natal et dénigrés dans leur nouveau pays d’adoption. Certains essaient de combler ces manques, de révéler les turpitudes, les dommages collatéraux, les souffrances qui perdurent et enlisent les générations suivantes. Il y a des documentaires qui tentent de mettre cette omerta entre parenthèses, tel le récent Ne nous racontez plus d’histoires, de Ferhat Mouhali et Carole Filiu-Mouhali. ou des romans, comme L’Art de perdre d’Alice Zeniter, traitant de ces années de guerre avant qu’une famille de Harkis ne trouve asile en France, terre qui ne veut pourtant pas d’eux. Comment rendre ces neuf années allant de 1954 à 1962 sur scène ? C’est le pari réussi que vient de relever Xavier Lemaire avec Là-bas, de l’autre côté de l’eau, sur un texte puissant de Pierre-Olivier Sotto et à découvrir au théâtre de La Bruyère.
Le décor est presque nu. Un long praticable qui se métamorphose au fur et à mesure, un écran diffusant des images d’archives, ainsi que des points chronologiques et géographiques et quelques éléments de mobilier qui apparaissent ici ou là, pour faire croire à une manufacture d’huile d’olive, un bar parisien ou un port. Peu importe. Le décor pourrait être d’ailleurs totalement nu que rien n’y changerait, la pièce resterait aussi puissante. Servie par douze comédiens exceptionnels (une gageure en ces temps troublés), elle passe d’un côté à l’autre de la Méditerranée en un claquement de doigts, nous fait guincher avec un groupe de jeunes loulous parisiens (non, de Montrouge, mais c’est tout comme), nous donne envie de manger du couscous et de pousser des youyous. Jusqu’à ce que tout se délite, petit à petit, puis de plus en plus brutalement. Un jeu de causes/conséquences létal, une escalade dans la surenchère, d’un côté comme de l’autre. Entre le mépris des classes politiques françaises, le racisme sous-jacent qui éclate au grand jour, les belles âmes d’hier devenues terroristes aujourd’hui, personne n’est à l’abri du changement radical.
Au milieu de tout ce vacarme, un triangle amoureux. D’abord France et Moktar, qui s’aiment depuis l’enfance. Ils ont grandi ensemble malgré leurs différences, mais tous deux se sentent Algériens avant tout, même si France est née de parents d’origine française. Puis, arrive le jeune Jean-Paul qui vient faire son service militaire et va faire éclater les sentiments du couple déjà esquintés par le début de la guerre. Car Moktar va se ranger du côté du FLN, tandis que France va voir sa mère vriller à son tour dans une folie xénophobe qui ne demandait qu’à exulter. Jean-Paul, lui, dans sa naïveté et sa candeur, va tout subir à bras le corps, devenir un homme en un temps record, abandonner la musique rock qui lui importait tant pour empoigner mitraillette et gégène à contrecoeur.
De fait, on a l’impression d’assister à un film et les 2h15 du spectacle passent à une vitesse folle, sans temps mort, se permettant parfois des respirations humoristiques bienvenues pour supporter l’insoutenable, découvrir l’indicible. Et dans tout ce vacarme d’un monde en pleine révolution, surgissent donc des comédiens impeccables, Isabelle Andréani en tête qu’on avait eu tout le bonheur d’admirer dans Un coeur simple. La guerre d’Algérie comme vous ne l’avez jamais vue. Un spectacle comme vous en verrez rarement.
Au théâtre La Bruyère (5 rue La Bruyère 75009 Paris), les mardis et mercredis à 19h30, les jeudis et vendredis à 20h45 et les samedis à 15h30 et 20h45. Jusqu’au 27 novembre.

Un commentaire sur « “LÀ-BAS, DE L’AUTRE CÔTÉ DE L’EAU” AU THÉÂTRE LA BRUYÈRE »