Confessions intimes
Le théâtre de la Huchette sert souvent d’écrin à des spectacles ciselés, délicats et irrévérencieux. On y avait applaudi dernièrement T’es toi avec Eva Rami, Le Montespan avec Salomé Villiers et c’est désormais au tour du chef-d’oeuvre d’Octave Mirbeau d’y être donné, Le Journal d’une femme de chambre, avec la prestation habitée de Lisa Martino, sous la direction de Nicolas Briançon. Les confidences de Célestine, entre grivoiseries, perversion et sentiment d’écrasement social, vont en bouleverser plus d’un…
Le Journal d’une femme de chambre fait partie des œuvres d’Octave Mirbeau, libertaire et anticonformiste, parmi les plus célèbres. Paru en 1900, le roman a depuis souvent été adapté au cinéma (Jeanne Moreau et Léa Seydoux ont notamment prêté leurs traits à Célestine) et au théâtre, sous la forme d’un seule en scène. On se souvient encore du succès de la version mise en scène par William Malatrat qui fit les beaux jours du Guichet Montparnasse entre 2007 et 2009. Avec un texte autant repris, devenant un classique, il est difficile d’oser le pari de le renouveler. C’est pourtant ce que parvient Nicolas Briançon qui a souvent mis les femmes à l’honneur, en témoignent son inoubliable Vénus à la fourrure ou son Mademoiselle Else, au Poche Montparnasse.
Encore lui fallait-il trouver la bonne Célestine, capable de malice, d’avoir des yeux polissons, une faconde poétique derrière son langage familier, tout en passant avec facilité de la gaudriole à la tragédie. Et c’est l’incroyable prestation que livre Lisa Martino. On la rencontre tout d’abord dans son bain, se délassant après une exténuante journée de travail chez ses nouveaux maîtres (car l’esclavagisme existe toujours, finalement, chez les petites gens) et elle en profite pour nous raconter avec un sourire angélique et des mines innocentes, non seulement son petit quotidien (répétitif et morne, si ce n’étaient les mines langoureuses de Monsieur et celles, réprobatrices, de Madame), mais aussi son passé, lors des maisons précédentes où elle a fait preuve de son savoir-faire. Pour celui du ménage, mais aussi dans le domaine de la séduction où elle n’a jamais été guère farouche.
Pour qui ne connaît pas Mirbeau, le ton dénote avec la pudibonderie de ses contemporains. Mirbeau ne se lançait pas dans des circonvolutions, des métaphores alambiquées pour parler de sexe. Avant-gardiste, quitte à choquer son prochain (tel le roman Sébastien Roch sur les viols de mineurs par un prêtre, vite interdit), il parle des choses de la vie ouvertement, jusqu’aux godemichets géants de Madame. Et mélange pulsions sexuelles avec celles de la mort. Célestine est en effet étrangement, irrémédiablement attirée par Joseph, le jardinier mutique et buriné, qui pourrait avoir violé et tué une petite fille. Mais si cette idée la révulse, elle l’excite aussi terriblement, tout comme ses propos antidreyfusards et délibérément antisémites.
Dès lors, ce qui commençait comme des confidences grivoises et impertinentes (Célestine imitant ses maîtres, leurs manies et leurs fantasmes) se transforme en quelque chose de beaucoup plus sombre et retors. Célestine, femme qui semblait maîtresse de sa destinée, éprise de liberté, est prête à la perdre pour suivre un homme qui incarne le danger, quitte à s’oublier, elle et ses principes, quitte à exploiter ses propres bonnes quand elle tentera d’être une Madame bien comme il faut à son tour (mais avec l’argenterie volée de sa dernière maison).
L’univers étriqué de Célestine (on ne quitte jamais sa chambre de bonne qui semble rapetisser au fur et à mesure qu’elle se livre) est sobrement mis en scène par Nicolas Briançon. Une chronique d’une petite âme qui aurait pu être grande, si elle en avait reçu les moyens et l’éducation. Mais une âme qui aime, souffre et rêve. Tantôt trop grand, tantôt plus assez. Célestine est une incarnation de ces femmes de jadis (et encore d’aujourd’hui) que l’on réduit à des conditions inférieures, au silence, à la discrétion forcée et qui pourtant, en a tant à dire. Les larmes l’emportent sur le sourire. Le sourire reprend ses droits sur les larmes. Elle est comme ça, changeante, impermanente, obligée de se composer un autre état d’esprit pour survivre. Et tout passe en une fraction de seconde sur le visage de Lisa Martino. Célestine ne pouvait rêver meilleure interprète. Une femme de chambre au coeur trop grand, trop beau malgré ses impuretés et un spectacle aux émotions tout en montagnes russes. Mirbeau aurait adoré.
Le Journal d’une femme de chambre, au théâtre de la Huchette, 23 rue de la Huchette 75005 Paris. Du mardi au samedi à 21h.

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